Numéro 20 000 du Télégramme

Publié le par guenaellebd

Batz. Dans le vent de l'Histoire

16 octobre 2009 - 2 réactions

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Vivre sur une île coupe-t-il réellement du reste du monde? Voilà 20.000numéros que LeTélégramme relate les nouvelles de la planète. Rencontre avec trois générations de lecteurs qui parlent de leur vie et de la manière dont s'est entremêlée leur histoire intime à la grande Histoire.

Une île pour se couper du monde, pour prendre du recul, le large peut-être. Une île comme l'espérait George Sand, «sans journaux, sans nouvelles», un coin retranché, à l'abri du monde. Mais vivre sur une île coupe-t-il réellement du reste du monde? De Roscoff, à marée basse, l'île de Batz paraît si proche. En cette journée, l'île offre un ciel transparent, une mer douce et un silence enveloppant. Des ruelles pleines de senteurs d'alysse, on n'entend que le son des tracteurs. Un temps, il est vrai, le monde paraît s'arrêter. Ici, vivent 596 habitants. Agriculteurs pour la plupart, pêcheurs, mais aussi commerçants ou artistes, tous sont géographiquement un peu en marge. Mais eux, se sentent-ils pour autant hors du monde? 

En deuil de Kennedy

Premier habitant, premier citoyen, monsieur le maire. De son bureau avec vue, Guy Cabioch entame sa troisième mandature. Barbe jamais rasée, poignée de main ferme, il est le premier fils d'une fratrie de sept. Né en 1947 sur l'île de Batz, il est très jeune engagé, «à Marseille» comme mousse sur un pétrolier. Guy Cabioch a 15 ans, n'a jamais quitté son île, ni pris un train. Après un demi-tour du monde de huit mois, Guy revient. Nous sommes le 22novembre 1963. Guy est avec des amis, à peine débarqué. Sur la table du bar traîne un Télégramme. À la radio, c'est la panique. Kennedy vient d'être assassiné. «J'étais en deuil, avec la sensation de perdre un proche». Cinq ans plus tard, Guy effectue son service national dans la Marine. Fin avril1968, il est embarqué pour une opération de déminage en mer du Nord. Durant ce mois de mai, il remarque qu'il n'y a plus aucun journal, ni aucune radio à bord. C'est en débarquant à Brest, et en voyant le saccage de la ville, qu'il comprend que la musique classique entendue pendant tout le mois, n'avait pas d'autre but que de cacher Mai 68. Mais l'événement qui l'a le plus touché, c'est ce terrible 16mars 1978, le naufrage de l'Amoco Cadiz. «Avec vingt autres marins, on a attendu au port l'arrivée de la première vague pleine de pétrole. Pas un n'avait les yeux secs». La suite est longue, les manifestations, le syndicat mixte autour d'AlphonseArzel, l'extraordinaire solidarité, les divisions aussi dues aux dons reçus de tout le pays. Tout cela a constitué sa vie pendant des années. En sortant de la mairie, c'est autour d'un beau jardin potager que se retrouvent Marie-Léontine, Fernande et Marilyn. Trois époques, trois générations, trois femmes liées par le sang, complices et joyeuses. Marie-Léontine, la grand-mère a 15 ans en 1942, lorsqu'elle visite l'île pour la première fois. «J'avais rencontré un petit jeune homme et il faut croire qu'il était mignon» car elle rate le bateau de retour et quinze jours plus tard, elle se marie. Pendant vingt ans, elle sera enceinte une année sur deux. «Je n'en avais pas assez avec un, alors j'en ai fait neuf autres. Ça m?en a fait dix!». De toutes ces années, Marie-Léontine a connu «beaucoup de bonheur». «Le mal aussi». Femme fière, «révolutionnaire» dit d'elle Marilyn, sa petite-fille, elle a vécu au temps du lavoir. Sans eau, sans électricité, sans tracteurs, sans bottes en caoutchouc, sans touristes et même sans vélos. «Notre richesse à nous, c'était le chant, la joie d'être ensemble». À l'évocation de la journée de la Femme, instaurée en France le 8mars 1982, elle hausse vaguement les épaules. 

La pilule en douce... 

Fernande est le deuxième enfant de Marie-Léontine. Venue au monde onze jours après la naissance du Télégramme en septembre1944, Fernande épousera un marin, José. Ils auront deux filles, dont Marilyn, née en 1967. Cette année-là, le député Lucien Neuwirth, touché par la détresse de femmes subissant des grossesses répétitives, parvient à légaliser la contraception. Fernande prend la pilule «en douce de mon père. Il n'aurait jamais voulu, n'en a jamais rien su». Marilyn, elle, est une romantique. Enfant, elle a des correspondants sur l'île de la Réunion. Parmi eux, il y a Jean-Pierre. En 1985, après des années d'échanges épistolaires, Jean-Pierre parcourt quelque10.000km pour rencontrer Marilyn. Ils se voient enfin et ne se quitteront plus. Jean-Pierre sera longtemps le seul habitant de couleur sur l'île. Le soir du 21avril 2002, Marilyn se souvient de sa stupeur en voyant Jean-Marie Le Pen accéder au second tour de l'élection présidentielle. «Le racisme, l'intolérance, nous y avons été confrontés. J'avais honte et peur pour mes enfants», dit-elle. 

Derrière les volets clos les premiers pas sur la Lune 

Ensemble, ces trois femmes se souviennent. Le21juillet 1969, il faisait chaud, les volets étaient clos, tout le quartier était là, assis devant la télé, «une des premières», se souvient Fernande. NeilArmstrong faisait son premier pas sur la Lune. «On se demandait comment des choses vraies pouvaient passer par là», rigole Marie-Léontine. De l'autre côté de la rue, la discussion se fait à plusieurs voix. Aux murs, des petits pulls en laine; sur la table, des assiettes de bonbons. Le club du troisième âge est exclusivement féminin. Pour elles, l'événement le plus frappant remonte à leur petite enfance. La guerre, sur l'île, fut plutôt «tranquille» et même s'il y avait plus d'Allemands que d'îliens, il n'y eut aucune exécution, ni représailles. Dans leurs souvenirs d'enfants - la maison de Françoise occupée, une marionnette géante d'Hitler brûlée à la Libération-, la guerre prend des allures de conte fantastique. Le lendemain, au café, chez Yannou, Marie-Léontine, Guy et Françoise discutent du temps, de tout, de rien. Ils sont venus prendre «leur» Télégramme, pour connaître et entendre encore le bruit du dehors. Alors l'île, un monde hors du monde... ? Pas si sûr.

  • Guénaëlle Baily-Daujon
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